mercredi 2 avril
ce mercredi, j’ai eu le flair de fermer le cabinet et de ne pas travailler. Et j’ai eu bien raison puisque mon enfant est malade. Donc je pouponne toute la journée avec un passage chez le médecin dans l’après midi. En sortant de chez le docteur, je vais chercher les médicaments nécessaires à la pharmacie. Jusque là, rien d’extraordinaire. Il se trouve que la pharmacie où je me sers est située à une cinquantaine de mètres de mon cabinet. Et, évidemment, en sortant de la pharmacie, ça n’a pas loupé, une femme fond sur moi, complètement excitée :
- « docteur Apolline ! vous êtes le docteur Apolline, hein ? »
elle se colle sous mon nez et me barre la route.
- « oui »
j’hésite, je reste ou je m’enfuis en courant, mon enfant dans les bras ?
- « vous vous souvenez de moi ? »
- « non »
- « je suis passée vous voir il y a un an »
je vais m’enfuir…
un an ! j’ai du voir un millier de personnes depuis, soit deux milles arcades dentaires soit au moins vingt mille dents…
nan, me souviens pas.
- « je suis ////// de l’asso //// »
je n’ai même pas le temps de saisir son nom tellement elle parle vite. Totalement excitée, elle enchaîne.
- « d’habitude vous faites un don à l’asso. »
- « voui… et alors ? »
en effet, je donne à cette asso chaque année.
Quand je suis au travail, dans mon cabinet. Mais là, je suis en pleine rue ! je tiens mon enfant d’une main, ma poche de médicaments de l’autre. Ça se voit que je travaille pas, quand même, non ?
- « et je viens de passer à votre cabinet mais c’est fermé »
pas possible ! j’y suis pas ? t’es sûre ? t’as vérifié ? bon sang, mais alors c’est pour ça que je suis dans la rue ?
- « oui, le mercredi après midi, c’est toujours fermé. Et en plus, mon enfant a la gastro, il faut que je rentre chez moi »
- « vous avez rien sur vous ? »
??? si, si, mes fringues et mes chaussures, pourquoi ? t’en veux une ? ça m’ennuie un peu, parce que mes chaussures s’entendent mieux à deux.
je le crois pas ! elle me rackette en pleine rue ! mais enfin, ça se voit que je bosse pas, là, que je suis une simple maman qui s’occupe de son enfant !
- « euh, non ; il faut que je rentre chez moi ( et ça va commencer à urger parce que mon bouchon est très malade…). Repassez demain au cabinet. »
- « ah oui mais demain , ça m’arrange pas »
- « ben un autre jour alors ; il y aura l’assistante, ce sera plus simple »
- « à quelle heure vous fermez ? »
- « à midi »
- « je peux passer entre midi et deux ? »
- « si vous voulez mais on n’y sera pas. On ferme à midi. Bon, il faut vraiment que je parte maintenant…»
elle s’est finalement ôtée du passage.
Je le crois pas. Et cent balles et un Mars, non ?
Jeudi 3 avril :
Ce matin rebelote, panne d’électricité d’une demi heure dans tout le quartier.
Donc j’ai forcément pris du retard, obligée de remettre des RDV à l’après midi. Une dame, nouvelle patiente, a préféré attendre. Mais au bout de vingt minutes d’attente, la voilà t-y- pas qui commence à râler parce que je n’étais pas à l’heure ?
??? ben, fallait pas rester, cocotte…tu vois bien qu’y a plus d’jus nulle part, m’enfin ?
Mon assistante commence à s’énerver aussi et lui répond que la coupure est indépendante de notre volonté. Mais la dame n’en démord pas, vingt minutes de retard, c’est pas normal, je ne respecte pas mes horaires, patati patata…
et une heure, c’est normal ? parce que dans certains cabinets, c’est le minimum…et avec l’électricité, en plus…en même temps, on t’a prévenu et t’a choisi de rester, alors, nous chauffe pas c’est pas le moment…
En plus, le courant s’est coupé quand j’avais quelqu’un sur le fauteuil. Heureusement, il ne me restait qu’à sceller une pièce prothétique, ce qui est possible même avec peu de lumière. M’en suis pas trop mal sortie, finalement.
Ensuite, j’ai donc reçue Mme G., nouvelle arrivée, pas contente. Je l’écoute se plaindre et lui montre le fauteuil : il est stoppé en position allongée vu qu'il n'y a plus d’électricité.
Tu vois bien que ça m’amuse pas, que tu veux que je fasse ? pédaler ?
Diagnostic vite fait, elle a besoin de détartrage et puis de clichés radios pour confirmer mon diagnostic. Mais ce sera pour une autre fois, quand on aura émergé de l’âge de pierre. ‘’ EDF, nous vous devons plus que la lumière’’…
Ben, déjà, la lumière, ce serait pas si mal…
Elle s’en va en s’excusant.
Au bout d’une grosse demi-heure, le jus est revenu. On a pu bosser. Fin de matinée sans encombres.
L’après midi fut gratinée aussi :
Première patiente : une maman avec sa petite fille de 16 mois. Evidemment, quand le bébé m’a vu me déguiser avec masques et lunettes de protection et que j’allais faire quelque chose à sa maman, il a flippé. Normal. Donc Mlle s’est transformée en nounou pendant vingt minutes. Faut savoir tout faire dans ce métier…Et quand je lui ai rendu sa maman, la pitchoune l’a attrapé dans les bras avec un grand sourire. Elle serrait sa maman et me regardait d’un air de dire : ‘’je l’ai récupérée, tu la garderas pas’’. C’était marrant.
Mais bon, encore quelqu’un qui va pas aimer les dentistes…
Ensuite, dans le désordre, mme B : je lui pose son inlay core claveté avec couronne et devinez quoi ???? elle a pas son chéquier, elle reviendra demain…
Y en a marre, je vais te flanquer tout ça chez l’huissier, ça va pas faire un pli.
Puis …tadadam…Pierrot !!! il est repassé chercher son appareil dentaire réparé. Il arrive avec un quart d’heure de bourre, laisse son chariot dans l’entrée mais garde ses pantoufles:
- « excusez moi, hein, juste au moment de partir, voilà que j’ai eu envie d’aller aux toilettes. »
- « pas grave, maintenant vous êtes là, on va pouvoir travailler. Asseyez-vous »
- « vous avez mon dentier ? »
- « oui »
faut monter sur le fauteuil, maintenant…
il recommence sa danse habituelle, un pas en avant, deux en arrière, il enlève le gilet, il arrive et s’assoit sur le fauteuil.
HOURRA !!!
J’essaie le dentier, ça va. Mais Pierrot se plaint :
- « j’ai mal aux pieds. J’ai des cors, ça me fait souffrir… »
- « ben, vous devriez essayer de voir un podologue. Pourquoi ne pas essayer chez l’esthéticienne, à coté d’ici ? »
ch’uis sympa, je partage. Hi hi hi . L’esthéticienne va être ravie…
Il se lève, revient au bureau mais il a oublié sa carte vitale. Tant pis, je fais une feuille de soins et explique que s’il veut, il peut nous ramener la carte et la feuille afin que nous envoyions nous-même son remboursement. Je le lui répète plusieurs fois et il va s’en aller. Mais non, il se rassoit.
? zut. Un truc qui va pas ?
Il me sourit :
- « je peux vous donner du travail ? »
- « euh… »
- « parce que je vais parler de vous, hein. Je vais vous faire avoir du travail... »
- « c’est gentil, merci »
- « c’est ce que j’ai dit à la petite, l’autre fois »
la petite ? ??? ah ! Mlle, mon assistante. Voui, en même temps, elle a passé la trentaine, la petite.
Je me retourne pour voir la tronche de ‘’la petite’’ : elle fronce les sourcils et fait la moue. Je commence à sourire, je peux pas m’en empêcher, surtout quand elle fait cette tronche, ‘’la petite’’.
Et puis il continue :
- « parce qu’avant, ça n’allait pas , hein… »
- « qu’est ce qui n’allait pas ? »
- « vous. Vous faisiez payer mais le travail n’était pas fait »
Là, je suis bidonnée de rire. Je ne peux pas m’en empêcher. Dans notre métier, on ne peut pas faire payer un travail qui n’est pas effectué. C’est de la fraude et on est extrêmement surveillé. Et puis, c’est pas mon truc de frauder : mal dormir pour trois francs six sous de rabiotés, ça vaut pas le coup.
Je me marre et je regarde Mlle : un partout, ‘’petite’’.
Il s’en va. Oh ! j’allais oublier de lui reparler de l’esthéticienne. Je le rattrape dans le couloir mais il devance ma suggestion en me demandant le chemin du salon. Je le lui indique. Dans un moment, on appellera au salon pour avoir une réaction à chaud.
La suite et fin de l’après midi se fait sans encombre, la dernière patiente a la bonne idée d’annuler ; on rentrera plus tôt ce soir à la maison.
Quand à l'esthéticienne, elle a compris de suite que c'était nous qui lui avions envoyé le Pierrot. Alors, elle a gentiment refourgué le colis au cabinet d'infirmiers un peu plus loin.
C'est ça la solidarité d'un quartier, on partage...